Russie

Russie, voyages

1993-95

Il y a la Russie qui tient. Elle existe toujours dans les avenues de Saint-Petersbourg ou de Norilsk, dans les tours staliniennes et le métro de Moscou, ou bien dans ces énormes salles de restaurant encore sous gestion soviétique où j’aime me retrouver quasi-seul. J’y rêve de la belle époque qu’on nous a cachée autant qu’on interdisait l’Occident aux Soviétiques. Une fourchette tordue à la main, je plonge à reculons dans un monde que je n’étais pas censé connaitre.

Et puis il y a la Russie qui a perdu ses repères. J’y voyage, sans objet ni bagages. Je saute sans billet dans des trains en partance pour la mer baltique, Mourmansk, le Kazakhstan ou la Sibérie. Le train glisse sur la neige comme un voilier sur le Pacifique. Par moments, de terribles coups de boutoir entre wagons réveillent toute la compagnie. Parfois, c’est le silence d’une gare qui tire du sommeil. Une porte claque, peut-être un bouriate en route pour la Mongolie.
Le cadre du 24×36 me parait immense pour cerner ce pays sans limites. Les choses s’évanouissent dans le viseur, des gens désemparés évoluent dans le cadre infiniment horizontal d’une image aux coins vignettés, j’appuie sur le déclencheur. La poussière d’été, les vitres givrées de l’hiver, me masquent une réalité qui de toutes façons m’est étrangère, j’appuie mécaniquement sur le déclencheur. C’est plus fort que moi. Et plus je voyage, plus je m’intéresse à ce que l’on voit mal en passant, aux choses que je crois avoir rêvées dans mon enfance ou dans une autre vie. Je ne prends pas des photos-souvenirs mais des photos de souvenirs. C’est au crépuscule, après une journée de marche stérile que les choses me sautent aux yeux, en vision latérale. J’appuie souvent sur le déclencheur sans même m’arrêter. Chaque départ m’angoisse un peu plus, j’apprends la langue pour combattre le stress. On me conseille d’analyser ce besoin d’aller dans un pays qui correspond à mon état intérieur. Mais ce qui m’importe, c’est d’y aller, seul, comme si je ne devais jamais en revenir.

Daniel ANIZON, 1995

Un poème en réponse à ces photographies a été écrit par la poétesse américaine de Brooklyn, Rachel Democracy Levitsky. Pour le lire (version anglaise seulement), rendez-vous sur le site : http://www.durationpress.com/authors/levitsky/possibly.htm

La série de tirages d’exposition comprend environ 20 tirages 50 x 60 cm, sur papier baryté mat, montés sous passe-partout 60 x 80 cm.

The Russia series

1993-1995

There is a Russia that stands on its own. It is always alive in St. Petersburg or Norilsk avenues, in Stalinist buildings or in the Moscow subway, or even in those enormous restaurant dining rooms still under soviet management, where I like to find myself, quasi-alone. There I can allow myself to dream of those good times which were hidden from us, just as the western world was forbidden to the Soviet people. A twisted tin fork in my hand, I move backwards into a world I was not supposed to know.

On the other hand, there is a lost Russia. I travel through it with neither purpose nor luggage. I jump without a ticket onto trains leaving the Baltic on their way to Mourmansk, Kazakhstan or Siberia. The coach glides on the snow-laden track like a sailboat on the Pacific. From time to time, terrible crashes between coaches wake the entire train. Sometimes I am woken by the deep silence of some railway station. A door is slammed, maybe by a Bouriat on his way to Mongolia…

The frame on my 24x36mm camera seems to me too big to embrace this endless country. Things simply vanish in the viewfinder, people seem to meander like ghosts in the infinite, horizontal frame of a vignette ; I shoot that. Summer dust, winter frozen windows, mask a reality which, as it stands, is already beyond my understanding. I shoot like an automaton. It is stronger than I. The more I travel, the more I am compelled by things I see only as I am passing them, on things I may have dreamed of doing in childhod or in a former life. I don’t shoot souvenirs, I take photographs of my memory. Only at dusk, after a meaningless, day long walk, do things become obvious, from the perifery of my field of vision. I often shoot without a pause in my walking. Each time I leave for Russia I feel more trepidation. I learn the language to fight this stress. I am told I should analyse this urgent need to go to a country so much like my mood. But what I need is simply to go there, by myself, as though I will never return home.
Daniel ANIZON, with the help of Rachel D. Levitsky for translation, Villa Montalvo, California, 1999.

In response to those pictures, a poem was written by Brooklyn poet Rachel Democracy Levitsky. If you like to read it on line, please visit : http://www.durationpress.com/authors/levitsky/possibly.htm

NB: All original pictures are printed on silver fiber-based matt paper, size (unframed): 20 x 24 inches.